Sur la ligne jaune - Chapitre 23

Publié par Lili Vamp' , dimanche 10 octobre 2010 12:11


CHAPITRE XXIII
- The sweet death song of a crazy man -


Caïus' POV

Depuis la nuit des temps, le dernier des enfants a toujours été le préféré de la famille. Allez savoir pourquoi, ça n'a jamais été le cas pour moi.
Je suis le dernier d'une fratrie de trois garçons.
Marcus, l'aîné, sage, raisonnable et brillant a toujours été le favori de maman. Aro, le cadet était ce qu'on appellerait maintenant le « sale gosse ». Intelligent mais opportuniste, un sens inné des affaires, carnassier, à l'image même de notre père qui l'adorait. Moi, je n'avais rien de ça. Je ne ressemblais à personne.
J'ai toujours fait partie des gens invisibles et médiocres. On ne me demandait jamais comment s'était passée ma journée d'école, encore moins mon avis, on ne m'écoutait pas. Aro m'ignorait royalement alors que le bon Marcus tentait vainement de rendre mes résultats scolaires plus acceptables. Je ne crois pas qu'il l'ait fait par amour fraternel mais plutôt par pitié. J'ai passé mon enfance dans leur ombre. Je les ai haï autant que j'ai détesté mes parents. J'aurais pu crever pour une embrassade affectueuse de ma mère ou pour un regard empli de fierté de mon père. Cela n'est jamais arrivé.
À l'adolescence, je n'ai plus supporté le manteau de transparence qui m'étouffait. Je n'étais pas le gars populaire du lycée, ni le premier de la classe, les filles ne me voyaient pas ou me rejetaient. Certes, la Russie des années 60 ne permettait pas aux jeunes femmes autant de liberté qu'aux États-Unis mais Aro en avait toujours une à son bras, chaque semaine différente et très encline à passer dans son lit (malgré la proscription de l'Église orthodoxe). Quant à Marcus, fidèle à lui-même, il trouva une petite amie sérieuse dès ses premières années de lycée.
Puis nous avons intégré tous les trois la Faculté de Droit de Moscou. Mes frères par choix, moi parce que notre père l'a imposé. J'avais réussi mon concours d'entrée à l'École des Beaux-Arts de Paris, j'aurais pu embrasser la carrière d'artiste que je voulais tant. Bien sûr, mon père a refusé derechef. L'image d'un « bohème », comme il aimait le dire, au sein de sa si prestigieuse famille lui était purement et simplement intolérable. Ma mère n'était peut-être pas vraiment contre le fait que je quitte le nid mais comme à son habitude, elle finit par se ranger du côté du patriarche.
Pourtant, ma première année de droit fut sans conteste la meilleure période de ma vie. Étonnant, n'est-ce pas ? Si vous vous posez la question, non, je n'ai pas ressenti une subite vocation pour la loi, non, mais j'y ai rencontré Tanya.
Tanya Denali Sabovna.
Grande, mince, blonde, les yeux bleus très clairs, le visage d'une poupée de porcelaine. Tous les étudiants se retournaient sur elle. Elle était brillante et gentille. Elle était la perfection faite femme.
Et curieusement, c'est vers moi qu'elle est venue.
Au début, nous travaillions ensemble dans la grande bibliothèque, puis nous avons commencé à nous voir en dehors des cours, à boire des cafés. Elle est devenue mon amie, ma confidente. Elle ne me jugeait pas.
J'aurais voulu plus, c'est sûr. Toucher sa peau soyeuse, embrasser ses lèvres roses et douces, enserrer sa taille fine, mais je crois que Tanya n'a jamais envisagé notre relation de cette façon. J'aurais du être frustré mais le simple fait de la côtoyer me suffisait amplement.
Dès que je rentrais à la maison, je m'enfermais dans le grenier que ma mère avait aménagé en atelier et me mettait à dessiner Tanya, à la peindre, à la sculpter. Au bout de quelques mois, il est devenu l'antre de ma passion pour elle. Elle était partout, au fusain, à l'huile, en argile... Elle était mon âme et mon cœur. Un jour, elle finirait par m'aimer autrement que comme une amie. J'en étais certain.

La première fois que je l'emmenai à la maison fut le jour où, sans le savoir, tout a basculé.

Aro posa immédiatement les yeux sur elle et c'en était fini. Ils ont commencé à se fréquenter quelques jours plus tard. Bien sûr, Tanya et moi sommes restés amis, mais ce n'était plus pareil. Elle n'était plus à moi.
J'ai espéré qu'Aro se comporterait comme il l'avait toujours fait auparavant, qu'il finirait par se lasser et l'abandonner. Je pourrais ainsi la consoler, la soutenir, l'aider, et elle me laisserait l'aimer. Mais bien sûr, ça ne s'est pas passé comme ça. Il était attentionné, doux, gentil... amoureux. Amoureux de la femme que j'aimais.

Alors j'ai craqué.

C'était un après-midi de juin. Tanya est arrivée chez moi. Aro n'était pas encore revenu des cours, Marcus non plus. Mon père était au travail et ma mère bien trop occupée dans la roseraie de notre immense jardin. Pour la première fois, j'ai emmenée Tanya au grenier, pour lui montrer mes sculptures, les esquisses, les tableaux que j'avais fait et dont elle seule était l'inspiration. Je voulais qu'elle comprenne que je l'aimais, je voulais qu'elle soit fière.
Elle est entrée et son sourire s'est effacé. Elle a paru choquée. Elle a commencé à arpenter le grenier, passant le long des tableaux et des sculptures, sans un mot, les yeux comme exorbités. Je lui ai dit que tout ça je l'avais fait par amour et elle s'est mise à me crier que c'était malsain, que ce n'était pas de l'amour mais de l'obsession, que je lui faisais peur. Chacune de ses phrases était un coup de poignard. J'ai perdu mon sang-froid.
Je l'ai secouée de toutes mes forces en lui disant qu'elle était à moi. Elle pleurait et me suppliait de la lâcher.
Je l'ai giflée et j'ai pris ce qu'elle refusait de me donner.
Je l'ai violée.
Ma mère, sans doute alertée par les cris de Tanya, est arrivée quelques minutes après, mais quelques minutes trop tard.
Elle s'est mise elle aussi à hurler en voyant Tanya recroquevillée sur elle-même, les vêtements déchirés, les yeux bouffis par les larmes, le visage et les bras tuméfiés alors que je restais prostré à quelques mètres d'elle, le pantalon descendu au niveau des genoux, le visage dans mes mains devant l'ampleur du désastre que je venais de créer. J'avais blessé la seule personne qui comptait dans ma vie.

Le lendemain, Marcus et moi embarquions pour New-York. Aro restait en Russie avec Tanya. Mon père lui avait trouvé un travail à l'ambassade américaine de Moscou.
Nous nous sommes installés à Little Odessa, quartier russe de New-York. Nous étions hébergés chez un ami de la famille, petit parrain local qui vivait de racket, de paris illicites et de petits délits. C'est comme ça que Marcus et moi fûmes initiés au milieu.
Quelques mois plus tard, Aro et Tanya nous rejoignaient, mariés, et elle enceinte.

Aro pris vite les choses en mains et nous devînmes rapidement les petits rois d'Odessa. Les contacts qu'Aro avaient pu créer pendant son séjour à l'ambassade rendirent les affaires fructueuses mais il voulait plus, il voulait toujours plus.
Tanya accoucha d'un petit garçon quelques semaines après son arrivée sur le territoire américain. Demetri était son portrait craché. Puis ce fut le tour d'Alec, un an et demi plus tard, qui lui, ressemblait sans conteste à Aro, mais avec les yeux de sa mère. Et enfin Jane vit le jour un an après.
De mon côté, j'avais commencé à créer un petit réseau de prostitution que je masquais derrière la gestion de boîtes de nuit à Odessa. Des lieux où vous n'oseriez pas mettre un pied. Car s'ils ressemblaient à des clubs classiques à première vue, leurs sous-sols contenaient toute la bassesse et les tréfonds de l'humanité. Les gens y venaient pour assouvir leurs besoins inavouables de sexe dépravé. Je leur offrais des jeunes femmes et des jeunes hommes qu'ils pouvaient blesser à leur gré. Je me joignais à eux, souvent. Ça soulageait les tensions accumulées au fil des jours, celles de voir Tanya avec mon frère et leurs enfants qui ne seront jamais les miens. Parfois, ça dérapait et j'étais obligé de me débarrasser des corps.
Rien de grave, rassurez-vous.

Au début des années 1980, nous avions tellement réussi qu'Aro décida de monter un cabinet d'avocats. Nous travaillions à trois et nous étions spécialisés dans le droit des affaires. Nos clients ? Tous les grands pontes de la mafia qui désiraient continuer à faire du profit sans s'attirer les foudres de la justice américaine.
Nous avons prospéré. Bien plus vite que nous ne l'aurions imaginé. Alors nous avons varié notre activité. Au droit des affaires nous avons ajouté le droit pénal, fiscal et immobilier. Nous avons commencé à acquérir des biens immobiliers à travers tout New-York pour couvrir nos activités illégales. Bientôt, notre petit cabinet est devenu une société reconnue et redoutée, nous avons même créer des succursales à travers tout le pays.
Qui auraient cru que trois petits immigrés ayant hâtivement quitté le sol russe pour éviter de couvrir de honte le nom de la famille arriveraient si haut et si vite à l'élite de l'échelon social ?

Mes interactions avec Tanya étaient inexistantes. Elle ne me parlait pas, ne me regardait pas. Nous faisions souvent des repas de famille chez Aro, que ce soit pour l'anniversaire d'un des enfants ou pour parler affaires mais même là, nos rapports s'en tenaient au strict minimum. J'étais frustré, très frustré. Cette ignorance me tuait. Même les enfants semblaient préférer Marcus. Toujours sur ses genoux, toujours derrière lui. Moi... rien.
Au sein de notre société, j'étais un peu à part aussi. J'avais un siège au conseil d'administration mais Aro et Marcus étaient les seuls réels maîtres du navire. Aro ne parlait qu'affaires avec moi et Marcus me détestait ouvertement et cordialement. Bref, j'étais un paria, où que j'aille, alors j'ai continué à acheter des clubs à travers le pays. Des clubs aux sous-sols sordides. Je me suis pour ma part pas mal diversifié, la traite des blanches étant devenue une activité majeure, mais aussi le soudoiement d'agents de police afin de couvrir mes arrières et les exécutions de personnes gênantes.

Et puis un jour, tout a de nouveau basculé, encore.
Tanya s'est lancé dans des associations caritatives et généralement, celles-ci s'articulaient toutes autour du même sujet : la violence contre les femmes ou la défense des femmes violées. Autant dire que ça m'agaçait sérieusement. Aro avait mis des fonds à sa disposition pour qu'elle puisse organiser diverses actions dont des bals de charité qui ont vite rencontré un franc succès.
Un jour, alors qu'elle venait voir Aro à son bureau, Tanya a surpris une conversation entre un de mes collaborateurs et moi à propos de l'arrivée d'un nouveau chargement de jeunes femmes en provenance de Russie. Elle est entrée dans mon bureau en hurlant, me traitant de salaud et me menaçant de raconter ce que je lui avais fait au prochain gala annuel pour la protection des femmes. Je ne pouvais pas laisser faire ça. Je ne pouvais pas la laisser révéler à toute l'élite New-Yorkaise ainsi qu'à la presse la raison pour laquelle j'avais quitté la Russie. Ça aurait coulé mes affaires et les flics auraient eu vite fait de découvrir mes activités annexes.
Alors j'ai fait la seule chose qui me restait à faire. Tanya avait réellement l'intention de mettre sa menace à exécution. Une semaine plus tard, alors qu'elle sortait de chez son médecin, je l'ai fait enlevée par mes hommes de main. Je les attendais sur un terrain vague de Brooklyn. Lorsqu'ils sont arrivés et que Tanya m'a vu, elle a compris. Elle savait qu'elle vivait ses dernières minutes et pourtant elle n'a ni crié ni résisté. Elle a juste pleuré silencieusement. Alors que je tenais mon couteau contre sa gorge, elle m'a imploré de ne pas toucher à ses enfants. Je lui ai tranché la gorge, celle-la même que je rêvais d'embrasser quelques années plus tôt. J'ai laissé le corps tel quel, chargeant juste mes hommes de nettoyer toute trace derrière notre passage. Le lendemain, son assassinat faisait la une des journaux.
Pour la première fois de ma vie j'ai vu Aro pleurer. J'ai joué le petit frère aimant et consolateur. Ça a marché. Sauf aux yeux de Marcus. Les semaines qui ont suivi il n'a eu de cesse de m'observer suspicieusement et je l'ai même surpris à fouiller mon bureau. Il fallait que je me débarrasse de lui avant qu'il ne découvre quoi que ce soit. J'ai donc raconté à Aro que notre activité sur la côte Ouest n'était pas aussi florissante que nous le désirions et lui ai proposé d'y envoyer Marcus afin qu'il fasse prospérer les affaires.
Une semaine plus tard, Marcus quittait New-York pour notre succursale de Seattle.
Le fait est qu'il est rapidement tombé amoureux d'une comptable là-bas. Une certaine Renée Swan. Dommage que celle-ci ait été mariée et mère d'une petite fille... Le pauvre Marcus se languissait d'amour sans toutefois oser franchir le pas.

La mort de Tanya a rendu Aro plus dur et plus amer qu'il ne l'était déjà avant. En affaire, il était impitoyable. Je crois que la période où Marcus était à Seattle a été une des plus clémentes pour moi. Certes, j'avais tué l'amour de ma vie mais en retour je m'étais débarrassé d'un frère encombrant pendant que l'autre s'était rapproché. Pour la première fois, j'avais l'impression de faire partie d'une famille, d'être un Volturov.

Mais bien sûr, ça ne dura pas...

À peu près un an plus tard, Aro reçut un appel inquiet de Marcus. Sa si chère comptable, qui l'avait d'ailleurs laissé tomber pour retourner auprès de son mari et de sa fille, avait découvert une double comptabilité chez un de nos clients. Un gérant de boîte de nuit à Seattle. En fait, un prête-nom qui gérait un de mes clubs...
Aro a tout de suite demandé à Marcus qu'il lui envoie le mémo afin de vérifier ça auprès de nos experts-comptables. Je ne pouvais pas me permettre de perdre la confiance de mon frère, pas après tout ce que j'avais fait pour la gagner. J'ai donc intercepté le mémo avant qu'il n'arrive sur le bureau d'Aro puis j'ai profité d'un soit-disant voyage d'affaires en Californie pour me rendre à Forks, petite ville tranquille de l'état de Washington, petite ville où vivait Renée Swan et sa gentille petite famille.
J'avais décidé de la surveiller pendant quelques jours afin de connaître ses habitudes. Mon but ? Lui faire peur, menacer sa famille. Sauf que j'ai découvert que son mari n'était autre que le chef de la police de la ville. Les choses se compliquaient. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'était elle... Ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son visage de poupée de porcelaine... C'était comme si Tanya était revenue pour me narguer. Elles se ressemblaient tellement ! J'ai cru devenir fou. Il fallait que j'agisse, vite. J'ai donc attendu que son mari parte travailler et je me suis dirigé vers le garage où elle étendait le linge avec sa petite fille qui jouait aux voitures à ses pieds. Je me suis fait passer pour un gentil papa qui cherchait une maison à acheter et ça a marché. Elle s'est approchée, avenante, le sourire aux lèvres, inconsciente du destin qui l'attendait.
Tanya... Tu ressembles tant à Tanya... Mais tu ne peux pas être Tanya... Je ne te laisserai pas revenir Tanya... Pourquoi ne m'as-tu jamais aimé ? Tout aurait pu être si différent...
Le couteau glisse le long de sa gorge.
Des yeux marrons.
Des yeux marrons que je n'oublierai jamais.
Des yeux marrons d'une petite fille qui ne sait pas encore qu'elle vient de perdre son innocence.



ooOOoo

Des yeux marrons qui me scrutent avec haine et colère à présent.
Nous sommes dans un petit hangar désaffecté à l'extérieur de la ville. C'est un des endroits où nous recevons les cargaisons de filles.
'Ma mère, ces gens dans le container sur les docks, Quil Sullivan, James... C'est vous ! Vous les avez tous tués vous et votre maudite famille !!!!', me dit-elle pleine de rage.
Elle est pieds et poings liés, assise contre le mur froid. Je lui assène un violent coup de genou dans le visage et elle s'étale au sol, évanouie.
Du silence...
Enfin du silence...
J'aime tellement le silence...


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